Pour une auteure de livres de cuisine, Nettie Cronish n’a jamais eu peur de tourner la page. Lors de notre première rencontre et entrevue dans les bureaux de l’éditeur montréalais que nous partageons (elle était en ville pour la troisième Conférence annuelle canadienne sur le commerce équitable), Nettie avoue aimer vivre hors des sentiers battus. C’est pourquoi, à 17 ans, pour des raisons d’éthique, elle a décidé de devenir végétarienne et de refuser tout ce que sa mère lui servait à manger. Pas banal pour les sixties, quand les Californiens adoptaient le lifestyle végétarien à tour de bras, mais pas tant les sages jeunes filles juives au Canada. «Je me souviens de mon impuissance face au monde qui m’entourait, elle soupire. Devenir végétarienne m’a donné au moins un sentiment de contrôle sur ce que je consommais, contrairement à ce que la grande industrie voulait me faire avaler. » Elle se penche vers moi, les yeux pétillants : «J’espère que je ne sonne pas comme un désordre alimentaire ambulant?».
Pour plaire à sa famille de classe moyenne, la jeune Nettie s’inscrit à l’Université de Toronto en psychologie, puis retarde promptement sa rentrée en s’envolant (avec un ensemble de couteaux de cuisine, impensable dans un monde post-911) vers Israël et l’Inde, où elle habite respectivement un kibboutz, puis un ashram. Un peu Mange, Prie, Aime, je taquine? Elle rigole. «Si on veut. Ils filmaient Jesus Christ Superstar dans le désert en même temps. On était entourés de drogues, on dansait nus dans le désert. J’étais ado, c’était les années soixante, que dire de plus.»
Si Nettie s’amuse ferme, les gens autour d’elle et à la maison lui rappellent sans cesse qu’elle devrait penser à son avenir, non? Si bien que, deux ans après le début de la Grande Rébellion, elle cède à la pression sociale et revient au Canada s’attaquer au fameux bac, qu’elle obtient avec honneur. Diplôme en main, au lieu de poursuivre une carrière ultra-payante comme psychologue, Nettie emprunte une fois de plus un chemin de traverse en démarrant un comptoir déli végétarien dans un magasin de produits naturels. «Puis, un journal a publié un article, allez savoir où ils ont pigé leurs informations, que nous avions aussi un service de traiteur. Le téléphone ne dérougissait pas, alors j’ai passé les deux années suivantes à cuisiner tous les jours. Si jamais je rêvais de posséder mon propre restaurant plus tard, gérer un traiteur au quotidien m’en a guérie pour la vie!»
Plutôt, Nettie se voue à l’enseignement de la cuisine végétarienne et à la rédaction de cinq livres de cuisine (elle travaille présentement au sixième qui portera sur les céréales et les graines). En chemin, elle préside le Women’s Culinary Network, se joint au conseil d’administration de Saveurs du Canada et Fairtrade Canada, en plus d’écrire des articles et de tester des recettes pour les Chatelaine, Canadian Living et Globe and Mail de ce monde. Après toute une vie à cuisiner végétarien jour après jour, elle concède que cela tient parfois du casse-tête: «Le végétarisme est un style de vie, vous devez planifier à la semaine, c’est plus difficile d’improviser. Le végétalisme représente une philosophie encore plus intense, je ne sais pas comment les gens se débrouillent véritablement en mode VB6, par exemple.» (VB6, le dernier opus du célèbre Mark Bittman du New York Times, propose de manger végétalien avant 18h et carnivore après.)
Les livres de Nettie se font le reflet de son parcours personnel. L’auteure du Complete Idiot’s Guide to Being Vegetarian in Canada (traduction: Le guide complet pour les nuls qui veulent devenir végétariens au Canada, publié en 2000) aspire à ramener les familles autour de la table de cuisine, pour mieux parler, partager et rire. Même quand certains mangent de la viande et d’autres non. «J’ai déjà été zélote à mes heures, elle révèle. J’ai marié un carnivore, j’ai eu des enfants. Comme mes parents avant moi, j’ai cherché à leur dicter comment vivre leur vie. Alors, ils se sont mis à cacher de la viande dans la maison!» Aujourd’hui, elle en a plutôt marre des guerres de pouvoir. Bien qu’aucun de ses enfants ne soit végétarien — il faut croire que l’esprit de rébellion est de famille —, tous saisissent les enjeux alimentaires, selon leur fière maman. Et si sa fille qui étudie en science défend les OGM à table, eh bien! voilà un sujet de conversation tout trouvé, c’est le moins qu’on puisse dire.
Les aléas de l’enseignement, et la vie avec des ados à la maison, lui ont appris à moins juger les gens avec le temps. Co-publiée en 2011 avec l’herboriste culinaire Pat Crocker, la version anglaise de De plus en plus végé, son premier livre traduit en français pour un marché québécois, reflète sa nouvelle sensibilité au vivre et laisser vivre.
À la base, le livre nous sert 150 recettes, la plupart étant flexitariennes. Un code couleur guide les lecteurs et les cuisiniers, qui peuvent choisir de cuisiner 100% végétarien (on réfère alors aux ingrédients et directives en noir) ou prévoir des portions avec viande (en ajoutant les ingrédients et les directives en rouge) pour plaire à leur flexi-famille. Les carnivores convaincus peuvent même choisir de ne cuisiner que les recettes à quatre pattes ou à deux ouïes.
Nenni, Nettie n’a pas testé elle-même les recettes non végétariennes. Plutôt, pour vérifier le goût et la cuisson, elle a fait appel à la famille, aux amis, à sa coauteure et à l’éleveuse de bétail bio Cynthia Beretta. Cette dernière signe les notes «Conseils de l’amatrice de viande» accompagnant certaines recettes. Quoique j’apprécie la place donnée à l’élevage bio, les commentaires de Beretta, aimables comme tout, offrent peu de valeur ajoutée plus pratico-technique, comme des infos sur telle coupe de viande vs telle autre, par exemple. On sent que Nettie a voulu s’entourer d’experts non végétariens, compte tenu du manque de connaissances sur le sujet qu’elle confesse sans ambages: «Pour moi, le plus grand défi aura été de me familiariser avec la viande. Je n’utilise même pas de “faux viande” dans ma cuisine, pas plus que dans ce livre, mais si ça peut aider les gens à apprendre la base, puis à explorer davantage, pourquoi pas?»
Une végétarienne indéfectible de tout temps, Nettie n’avait jamais vu venir le tollé qui a suivi la parution de ses livres flexitariens. Certaines adhésions à des associations végétariennes ont été suspendues par les pouvoirs en place, des clients ont annulé ses démos culinaires et des végétaliens extrêmes l’ont pris à partie lors d’événements culinaires. Mariée depuis plus de 25 ans à un carnivore, elle s’est fait demander comment elle pouvait embrasser un homme qui mangeait de la viande. «J’ai demandé à la personne: Vous avez quelqu’un à embrasser dans la vie?… Et bien sûr que non. J’ai été surprise par la fureur, attristée aussi. Quelque chose cloche quand le végétarisme se transforme en un syndrome qui sert à se hisser sur un piédestal. Je comprends l’éthique, mais pour moi, elle s’arrête où commence le fanatisme», conclut-elle d’un air songeur.
Malgré le contrecoup, je trouve rafraîchissant de voir une végétarienne oser la viande, démarche à l’opposé des chefs carnivores qui pondent des livres sur les légumes. (Avertissement amical: ils compensent en donnant dans le über laitier.) Les recettes donnent l’impression d’offrir un plus au lieu d’imposer un moins, comme en fait foi le succès de Everyday Flexitarian, en version anglaise originale. Bien que le livre ne comporte pas assez de belles photos glacées à mon goût, surtout vu la complexité occasionnelle de certains plats ou la rareté de certains ingrédients, j’ai bien hâte de plonger dans les recettes. Premières en liste, le Bouillon de légumes mitonné avec des lentilles (!), les Rouleaux printaniers ci-dessus et les Roulés au haricots pinto, au quinoa et au riz sauvage. Cette dernière est la recette favorite de Nettie, qui ne voulait pas avouer une préférence de prime abord. (Ça s’appelle tirer les vers du nez.) «Mon fils invitait ses amis à la maison et ils dévoraient le tout, sans viande bien sûr. Si des ados s’empiffrent de roulés au quinoa et aux haricots, elle éclate de rire, ça sent l’éloge.»
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